La triade: Peuple d'Israël, Torah d'Israël, Terre d'Israël, a soumis les Juifs à un ensemble de fidélités. La fidélité au peuple impliquait une fidélité à l'identité, à l'Histoire, à la langue, au nom. La fidélité à la Torah impliquait une fidélité à la loi orale, aux paroles des sages de toutes les générations et à l'autorité qui en découlait.
La fidélité à la terre impliquait une fidélité à l'espace géographique défini par Ia sainteté et au pouvoir politique juif souverain sur cette terre, quel qu'il soit. L'exil a provoqué la perte d'une grande partie de ces fidélités, celles en rapport avec la langue, le nom, la terre et le pouvoir politique juif. Par contre, une nouvelle fidélité est apparue, due aux mères adoptives. c'est-à-dire aux pays d'accueil. Ce qui a permis le miracle de la survie juive fut la perséverance de la fidélité sans doute à l'identité et à la Torah.
Dès l'apparition de la modernité, avec le projet émancipation-intégration, la fidélité à la Torah était mise à rude épreuve et elle fut remplacée par des solutions plus ou moins boiteuses qui, en réalité ne visaient qu'à préserver celle, noyau central irréductible, à l'identité. Ceux qui ne voulaient même pas de cette fidelité-là disparaissaient en tant que Juifs et sont sortis de l'Histoire juive.
Cet état de choses a subi un premier ébranlement par l'apparition de l'antisémitisme moderne, raciste. Le processus d'intégration fut mis en question, la fidélité au peuple et à la souveraineté politique est revenue au centre des préoccupations. La fidélité à Ia terre d'Israël se fit tout à fait secondaire. C'est grace à la pression des milieux juifs de l'Europe de I'Est, ayant retrouvé la fidélité à la langue et n'ayant jamais perdu complètement Ia fidélité à la Torah, que le sionisme a fini par être associé exclusivement à Sion. C'est encore grâce à la «folie» d'un homme que I'hébreu est devenu Ia langue d'Israël. Même l'installation pionnière dans Eretz Israël n'avait que peu de rapport avec Ia terre des ancêtres. On trouve peu de noms bibliques parmi les noms des localités des premières aliyot. Ce n'est pas Ia présence arabe qui a déterminé tout cela, car Tel-Tel-Aviv est née dans la proximité immédiate d'une grande ville arabe. C'est le rapport à la terre qui était ambigu.
Le deuxième ébranlement fut provoqué par la Shoah. On était devant une urgence du sionisme qui, à ce moment-là, était entièrement pensé en rapport avec Eretz Israël. L'acceptation du plan de partage de l'ONU n'etait pas uniquement une opportunité politique à saisir. C'était acceptable à cause du faible attachement à l'idée de la terre ancestrale, ce qui n'était pas le cas des Arabes qui vivaient le rapport peuple-terre d'une facon plus entière.
Pendant Ia période 1949-67, le peuple d'Israël a oublié la terre d'Israël (Tel-Aviv était, depuis le départ des Danites, philistine, et Haifa, phénicienne). Israël-Etat ne passionnait pas le peuple juif et ne faisait plus partie de son imaginaire. Le choix des juifs d'Algérie en 1962 est une preuve de ce désenchantement.

Une nouvelle secousse a été provoquée par la guerre des Six jours. Un rendez-vous historique unique dans Ia vie d'un peuple. Occasion extraordinaire pour renouer avec toutes Ies fidélités. Que fallait-il faire? Eh bien, il fallait annexer la Judée-Samarie sans calcul politique, sociologique ou autre et y installer des centaines de milliers de Juifs d'Israël et d'ailleurs. II fallait. aussi, reconnaitre pleinement le peuple arabe de la Palestine des deux rives du Jourdain et lui offrir, avec générosité et respect, un éventail de choix de coexistence allant de Ia citoyenneté à travers l'octroi d'un statut de résident privilégié et jusqu'à des concessions territoriales ne mettant pas en cause la souveraineté d'Israël sur Ia terre d'Israël. II fallait, enfin, se mettre à l'oeuvre pour "inventer" la Torah pour le peuple d'Israël sur sa terre, c'est à dire quitter Yaveneh pour monter à Jérusalem.
Les historiens futurs auront beaucoup de mal à rédiger leur chapitre sur la non-annexion de la Judée-Samarie et sur la "descente" des juifs du Mont du Temple. La déviation ridicule des énergies vers des tentatives d'annexion du Sinai et du Golan, territoires appartenant à des Etats souverains, membres de l'ONU, ayant existé avant la naissance d'israël, ne fera qu'aggraver leurs difficultés. Avions-nous vraiment peur des 500 000 Arabes qui habitaient ici en 1967? C'est le nombre exact des Arabes de Palestine en 1917 et nous n'étions alors que 55 000!
L'arrivée au pouvoir, en 1977, de la droite nationaliste, n'a fait que confirmer le Me'hdal (Ia faute) de 1967. Le choix de Dayan comme ministre des affaires étrangères par Begin, le préférant à ses lieutenants, l'invention de l'autonomie palestinienne reconnaissant une dualité Jordanie-Palestine Ià où le Likoud ne reconnaissait qu'une unité, ont créé ce vide dans lequel rien ne pourra empêcher la création, après une récente autonomie politique, d'un Etat palestinien auquel on ne pourra même pas refuser une partie de Jérusalem. Le processus est déjà en route. La fidélité à la terre n'a pas eté retrouvée.
La principale cause de cette évolution se trouve dans I'éparpillement des fidélités. Ceux qui etaient fidèles à la Torah ne l'étaient pas à la terre et ceux qui l'étaient à Ia terre ne I'étaient pas à la Torah. Il y avait, aussi, ceux qui n'étaient fidèles ni à l'une ni à l'autre. Au-dessus de cette cause — I'angoisse du face à face avec la globalité des valeurs juives.
Les effets sur le peuple juif seront lourds, en Israël et en diaspora. Israël de demain aura-t-il de quoi alimenter ses espérances et son interrogation permanente sur l'exil et le retour. Bien plus grave encore: comment les Arabes, pour qui la sacralité de la terre est une valeur évidente, et qui sont prêts aujourd'hui à tolérer la présence d'Israël tout simplement parce qu'il est là et qu'il est fort, pourront-ils accepter en reconnaissance vraie et totale, seule garantie d'une paix durable, la présence d'un Etat juif basé sur une idéologie du retour d'un peuple sur sa terre, quand ce peuple est incapable, comme ils l'auraient fait, eux, de s'approprier cette terre qu'il prétend sienne!

Au debut, it y avait l'Alliance d'Abraham avec Dieu, premier pas d'une tentative de réussite du projet humain suite aux deux échecs, le deluge et la tour de Babel, qui l'ont mis en danger. A ce moment-la, l'Alliance est individuelle et familiale. Il en sera ainsi encore pour Isaac et pour Jacob. Il faut at-tendre la formation du peuple d'Israël à partir de la famille de Jacob, sa libération de l'esclavage d'Egypte et son rendez-vous au mont Sinai pour que prenne corps l'Alliance du peuple avec Dieu en tant que « royaume de prêtres et nation sainte c'est-à-dire. pour que naisse le projet national-universel juif, autrement dit le judaïsme: un peuple vivant sur une terre avec, comme contenu spirituel, la Loi &rite et orate faite de la combinaison d'une partie absolue, la parole de Dieu, et d'une partie relative confiée aux sages du peuple pour être adaptée à travers les ages en vue de l'accomplissement du projet. Le peuple d'Israël est investi d'une mission: devenir «une lumière pour les nations». judaïsme et sionisme
C'est animé de ce projet-là que le peuple d'Israël vit son histoire, d'abord 'tenement aux temps du premier et du deuxième Temples, et, ensuite, virtuellement et dans l'espérance messianique, pendant les siècles d'exil. Le passage du reel au virtuel entralne une difficulté du fait de la dispersion; passage du national au communautaire et impossibilité devolution organique de la Loi. Impossibilité encore d'enseigner le projet par l'exemple, par manque de structure etatique. Le judaïsme diasporique cesse de penser en termes d'universalite, ayant trop à faire pour se préserver de la dissolution, ce qui ne l'empêche pas d'être un exemple, au niveau individuel et communautaire. de fidélité, de courage et de force d'âme.

Les temps modernes vont proposer aux Juifs de devenir des citoyens à part entière des nations parmi lesquelles ils habitent. Le projet national-universel juif va subir des transformations qui le rendent méconnaissable, soit en devenant un projet universel laïc, c'est-à-dire vide de son contenu national et juif, soit un projet juif qui n'est plus national tout en gardant des prétentions à l'universel. L'échec du processus d'intégration à la fin du XIXeme siècle entraine une nouvelle transformation sous la forme d'un projet national des Juifs qui ne serait ni juif de contenu spirituel ni universel, autrement dit le sionisme.
A travers les tribulations et les malheurs du XXème siècle, ce projet-là, justement, aboutit à la création de I'Etat d'Israël. C'est parce que ses voisins ne l'acceptent pas qu'Israël, à la suite de la guerre des Six jours qu'ils lui imposent, devient maitre de la terre d'Israël, terre de la promesse, déclenchant chez certains le réveil du vieux projet global. Le peuple, dans sa grande majorité, n'y est pas prêt. Ceux-là ont tout simplement oublié que le projet national-universel juif passe par le Sinaï et qu'un peuple juif déjudaïsé n'est nullement susceptible de le réaliser.
On est entré dans une période de rêve devenu rapidement un cauchemar, entretenu par une coalition groupant des gens sincères et d'autres qui l'étaient moins et qui utilisaient la force spirituelle pour alimenter un nationalisme laïc étranger au projet.
Ce qui se passe maintenant sous nos yeux est, tout simplement, le réveil, douloureux pour beaucoup, de ce rêve-là. Le plus dur est que le projet national-universel juif est la seule justification de la survie miraculeuse de notre peuple.
La condition sine-qua-non de la réussite de tout projet est la qualité de la matière première. Israël sera ce que le peuple juif en fera et le peuple juif sera ce que nous en ferons par la foi en son passé et son avenir. C'est uniquement quand nous réussirons que sionisme pourra être synonyme de judaïsme.

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