La tradition juive associe la Grèce, et par extension la civilisation occidentale, au personnage de Japhet, fils de Noé, pour tout ce qui est de la culture, des sciences et des arts. La frontière est bien dessinée entre les valeurs de Sem, porteur de la spiritualité, et de Japhet, l'Occident, porteur de la culture.
C'est quand I'Occident a la prétention de devenir sémite, c'est-à-dire d'être porteur de la spiritualité, que les choses se gâtent. Voulant devenir Israël, il ne peut devenir qu'Esaü, le frère qui a renoncé à l'ainesse pour jouir pleinement de ce monde-ci, ce qui le rend inapte à la fonction sacerdotale. C'est ainsi que la Tradition voit dans l'empire romain — et dans le monde chrétien qui en est issu — le prototype même d'Esaü, et c'est ainsi, sous ce nom, que la littérature juive le désigne à travers les âges.
La Bible nous raconte la rancune d'Esaü vis-à-vis de Jacob, après la bénédiction qu'avec l'aide de Rebecca celui-ci a reçu de leur père Isaac, et sa détermination à le tuer dès que le père serait mort. Quelle étrange coïncidence avec notre temps, où il a fallu qu'on décrète la mort de Dieu, le Père, pour qu'un peuple de haute civilisation en Occident passe à l'acte et décide de tuer les enfants de Jacob.
C'est sous le signe de cette rancune qu'il faut penser les rapports judéo-chrétiens à travers les siècles: le problème de «Qui est Israël» qui tracasse l'Eglise (le thème du verus Israël), et l'idée permanente du remplacement de la Synagogue par l'Eglise comme porte-drapeau de la présence de Dieu au monde.
Dès le début du pontificat de Jean-Paul II, il y a eu des signes d'une révolution dans les rapports judéo-chrétiens. L'appellation de «frères ainés» utilisée par le pape pendant sa visite à la synagogue de Rome (en soi, un acte totalement nouveau) indiquait, pour qui sait lire les signes, un revirement d'une portée inouïe. Esaü reconnait le transfert d'ainesse. Israël n'est plus coupable d'usurpation de bénédictions.

L'Eglise devient ce qu'elle devait toujours être: la cadette d'Israël. Pendant la visite du pape en Israël, un autre moment essentiel: la présence du pape devant le Mur à Jerusalem. Une présence empreinte d'humilité — oui, d'humilité. L'Eglise n'est plus arrogante, elle reconnalt le peuple d'Israël, I'Etat d'Israël, le judaïsme en tant que spiritualité primordiale dans le projet du Salut.
Le pape a marqué le premier pas d'un vrai dialogue judéo-chrétien. Celui-ci est à son tout debut. Qui sait où il mènera?
Jean-Jacques Rousseau affirmait qu'aucun dialogue avec les Juifs n'était possible tant que les Juifs ne seraient pas autorisés à s'exprimer en toute liberté, sans aucune peur et sans aucune pression. Grâce à Jean-Paul II, il semble que ce temps soit arrivé.
Evidemment, rien n'est encore fait, tout reste à faire. Au concile de Nicée, au IVe siècle, l'Eglise a tourné le dos au judéo-christianisme qui aurait pu devenir un Noahisme avancé, un Judaïsme particulier pour les nations autres qu'Israël. Pourquoi ne pourrait-on pas espérer aujourd'hui un retour vers cette forme-là? Tout devient possible, à condition de savoir que cela prendra du temps, de la patience, de la persévérance — et, très probablement, une mise à jour pour le Judaïsme afin de lui permettre de sortir de cette attitude de fermeture, indispensable pendant les temps d'autodéfense mais inutile et nuisible dans les temps qui nous attendent.
Une note personnelle. Etant né et ayant grandi à Jerusalem, j'ai développé, pendant mes jeunes années, une relation affective particulière avec le Mur. Dois-je avouer que de voir un vieillard tremblant, représentant une entité qui pendant des siècles n'était que malheur pour moi et les miens, et qui était là pour me demander de lui pardonner et me dire sa détermination d'être mon frère cadet aimant et fidèle, a rempli mon coeur d'amour pour lui, et que, pendant ce temps, oubliant toutes les difficultés à venir, je n'ai pas eu honte de cet amour.