"Il n'y a rien de nouveau sous le soleil" Ecclésiaste 1,9
"On fait des livres en quantité à ne pas finir",
Ecclésiaste 12, 12
Deux citations pour deux raisons. D'abord en hommage à André Néher disparu récemment, que j'ai connu par son livre exceptionnel "Notes sur l'Ecclésiaste". Deuxièmement, pour exprimer la certitude que commenter un autre livre, parmi des centaines et des milliers qui sont édités dans le monde, avide de consommation sans discernement rentre bien dans le cadre du midrash sur Ecclésiaste 1,9 et qui nous rassure. Ce midrash nous dit que si rien n'est nouveau sous le soleil, tout est nouveau au-dessus du soleil. Oui, n'ont vraiment de valeur que les livres qui renouvellent et ne renouvellent que les livres qui s'occupent de ce qui se passe au-dessus du soleil. "Faust et le Maharal de Prague", dernier livre d'Andre Néher, est bien de ceux là. Il s'agit de faire évoluer devant nos yeux, depuis leur apparition jusqu'à nos jours, deux mythes, celui de Faust et celui du Golem, tous les deux exprimant une insatisfaction des limites que nous impose la réalité naturelle et le désir de les dépasser. Faust et le Golem, nés en même temps, à la fin du 16ème siècle et qui ont évolué selon le schéma habituel de passage d'un personnage historique, le Dr. Faustus dans un cas, le Maharal de Prague dans l'autre, vers la légende et vers le mythe. Les deux se retrouvent sous la plume du même auteur, Goethe, dans son "Faust" et son "Apprenti sorcier" et nous arrivent après la 2ème guerre mondiale, après Auschwitz et Hiroshima, dans deux ouvrages majeurs du 20ème siècle "Dr. Faustus" de Thomas Mann et "Cybernetics" de Norbert Wiener, complété plus tard par "God and Golem".
Ce que Néher nous rend immédiatement clair est la vision que nous pouvons avoir aujourd'hui du contenu des deux mythes. D'un côté Faust, obsédé de son sort personnel, associé au diable qui est bavard, "trop plein d'Ame", rentre parfaitement dans le cadre chrétien du salut individuel et d'un Satan, contre-pouvoir réel à Dieu-tout-amour.
De l'autre côté - le Golem, créé par le Maharal au service de la communauté, associé à Dieu, muet, "trop vide d'âme" rentre parfaitement dans le cadre juif du salut collectif et d'un mal soumis à Dieu Un, qui est Vérité, cause première. La tentation de Faust est celle de l'homme moderne tel qu'il va évoluer depuis la Renaissance et jusqu'à nos jours. La tentation du Maharal est celle de l'homme postmoderne, c'est-à-dire, nous, face à notre avenir. Comme si le Maharal savait que les siècles de l'homme moderne vont déboucher sur l'échec et qu'iI faut préparer d'avance la postmodernité. Pendant le temps tunnel de l'humanisme chrétien préparer l'espoir de l'humanisme juif. Ce que dénonce avec vigueur Néher est la tentative du monde occidental d'occulter la pensée juive et ceci par le cas d'espèce qui concerne Thomas Mann dans son Dr. Faustus. L'auteur qui, ayant à résoudre le problême de I'Allemagne pactisant avec le Diable, annexe en la dénaturant et en la démonisant l'idée juive contenue dans le message du Maharal et ceci à travers l'assimilation faite entre Adrian Leverkuhn, le héros du Dr. Faustus, et l'inventeur juif de la dodécaphonie Arnold Schoenberg. Ceci se passe dans un domaine hautement germanique qu'est la musique. L'idée du Maharal sur la solution des contradictions n'est au niveau de l'un ni au niveau de l'autre mais au milieu BE'EMTSA" est reprise par Schoenberg en refusant le système tonal ou les tensions sont résolues par un retour au point de départ, la tonique, et en proposant un système où la série, faite des douze notes de la gamme équipotentes, ne nécessite aucune solution polaire. Néher dénonce cette occultation de la pensée juive qui risque de causer l'échec de la postmodernité.
La richesse du livre m'oblige à me restreindre à ces quelques thèmes et à laisser le lecteur compléter par lui même.
Pour quiconque pense le monde actuel avec lucidité et qui pense que le Judaïsme, assaini de corps et d'esprit par le retour à la terre et par un retour au Hiddouch (renouvellement) de l'étude a quelque chose à dire au monde aujourd'hui, ce livre apporte le "nouveau" indispensable pour sortir du pessimisme et du désespoir.
J'aime la musique. J'aime, j'ai toujours aimé, la musique de Wagner. Je n'aime pas, mais pas du tout, l'antisémitisme et Ies antisémites. Wagner était un antisémite avant même que le mot n'existe. Il a même aidé à l'épanouissement de l'idée antisémite. Que faire?
Pendant des années, il a suffi d'une image, les drapeaux nazis dans l'allée centrale menant au Festspielhaus pour me détourner de toute velléité d'assistance au festival Wagner à Bayreuth. Et, pourtant, des amis me conseillaient d'y aller; et, pourtant, je sais l'Importance de l'apport wagnérien dans l'histoire de la musique et dans la conception de l'art lyrique.
Depuis quelques années, des chefs juifs ont pris le chemin de Bayreuth. C'était l'occasion d'aller voir de plus près, d'interroger ces chefs sur leur présence, m'interroger sur le sens de l'association d'un créateur artistique avec ses idées. J'étais surpris. D'abord, par l'ambiance du lieu. très cosmopolite, très 'bon enfant", très peu "nazi". II y a même un self-service pendant les entr'actes où des gens font la queue en smoking où en bras de chemise. Enchanté aussi, comme musicien, de la qualité inouïe (!) du son de la salle dont j'ai tant entendu parler. La réalité dépasse l'attente. Alors quoi? Avons-nous tort d'associer 'Wagner-musicien et Wagner-penseur' Je réponds: Oui. Mieux que cela. Je pense qu'à rapprocher le musicien et le penseur, on risque de faire rejaillir sur la pensée la grandeur de la musique. Wagner est un immense musicien et un piêtre penseur.
Sa vision du monde est limitée, étriquée. Le "Ring" est un magnifique spectacle mythologique mais la portée de son message sur la liberté de l'homme est infantile. "Parsifal" est une des musiques les plus belles de tous les temps mais son message spirituel sur la rédemption est du niveau d'une secte quelconque, parmi celles qui pullulent de nos jours.
Tout ceci pose un autre problême, plus général et plus grinçant. Faut-il se donner tant de peine à chercher des metteurs en scène pour "lire" ces opéras? Que ce soit Chèreau, Kupfer où les autres, que signifient ces tentatives, qui se veulent profondes et sérieuses, de donner un sens actuel, politique, social et culturel à des textes qui, sans la musique, n'intéresseraient personne? Quitte à passer pour un ringard que je ne suis pas, j'aspire à des mises en scènes naïves, littérales qui permettraient, enfin, à tout Ie monde d'aller se réjouir à Bayreuth de la beauté de la musique et des conditions d'écoute sans tomber dans Ie piège pseudo-philosophique tendu par Wagner-musicien.
Voila ce que pense un Juif après un passage à Bayreuth. La civilisation occidentale offre ce paradoxe, si visible chez un Dostoievski ou un Céline d'une culture d'un haut niveau esthétique avec une vision du Judaïsme menant au meurtre. C'est la preuve que la culture n'est nullement une garantie morale: c'est une des vérités de l'Occident. Sachons nous en défendre de Ia meilleure façon.
Au début, il y avait l'Alliance d'Abraham avec Dieu, premier pas d'une tentative de réussite du projet humain suite aux deux échecs, le délugeet la tour de Babel, qui l'ont mis en danger. A ce moment-là, l'Alliance est individuelle et familiale. Il en sera ainsi encore pour Isaac et pour Jacob. Il faut attendre la formation du peuple d'Israël à partir de la famille de Jacob, sa libération de l'esclavage d'Egypte et son rendez-vous au mont Sinaï pour que prenne corps l'Alliance du peuple avec Dieu en tant que royaume de prêtres et nation sainte c'est-à-dire, pour que naisse le projet national-universel juif, autrement dit le Judaïsme: un peuple vivant sur une terre avec, comme contenu spirituel, la Loi écrite et orale faite de la combinaison d'une partie absolue, la parole de Dieu, et d'une partie relative confiée aux sages du peuple pour être adaptée à travers les âges en vue de l'accomplissement du projet. Le peuple d'Israël est investi d'une mission: devenir une lumière pour les nations.
C'est animé de ce projet-là que le peuple d'Israël vit son histoire, d'abord pleinement aux temps du premier et du deuxième Temples, et, ensuite, virtuellement et dans l'espérance messianique, pendant les siècles d'exil. Le passage du réel au virtuel entraine une difficulté du fait de la dispersion; passage du national au communautaire et impossibilité d'évolution organique de la Loi. Impossibilité encore d'enseigner le projet par l'exemple, par manque de structure étatique. Le Judaïsme diasporique cesse de penser en termes d'universalité, ayant trop à faire pour se préserver de la dissolution, ce qui ne l'empêche pas d'être un exemple, au niveau individuel et communautaire de fidélité, de courage et de force d'âme.
Les temps modernes vont proposer aux Juifs de devenir des citoyens à part entière des nations parmi lesquelles ils habitent.
Le projet national-universel juif va subir des transformations qui le rendent méconnaissable, soit en devenant un projet universel laïc, c'est-à-dire vide de son contenu national et juif, soit un projet juif qui n'est plus national tout en gardant des prétentions à l'universel, l'échec du processus d'intégration à la fin du XIXème siècle entraine une nouvelle transformation sous la forme d'un projet national des Juifs qui ne serait ni juif de contenu spirituel ni universel, autrement dit le Sionisme. A travers les tribulations et les malheurs du XXème siècle, ce projet-là, justement, aboutit à la création de I ‘Etat d'Israël. C'est parce que ses voisins ne l'acceptent pas qu'Israël, à la suite de la guerre des Six jours qu'ils lui imposent, devient maitre de la terre d'Israël, terre de la promesse, déclenchant chez certains le réveil du vieux projet global. Le peuple, dans sa grande majorité, n'y est pas prêt. Ceux-là ont tout simplement oublié que le projet national-universel juif passe par le Sinaï et qu'un peuple juif déjudaïsé n'est nullement susceptible de le réaliser.
On est entré dans une période de rêve devenu rapidement un cauchemar, entretenu par une coalition groupant des gens sincères et d'autres qui l'étaient moins et qui utilisaient la force spirituelle pour alimenter un nationalisme laïc étranger au projet.
Ce qui se passe maintenant sous nos yeux est, tout simplement, le réveil, douloureux pour beaucoup, de ce rêve-là. Le plus dur est que le projet national-universel juif est la seule justification de la survie miraculeuse de notre peuple.
La condition sine-qua-non de la réussite de tout projet est la qualité de la matière première. Israël sera ce que le peuple juif en fera et le peuple juif sera ce que nous en ferons par la foi en son passé et son avenir. C'est uniquement quand nous réussirons que Sionisme pourra être synonyme de Judaïsme.
Ooctobre 1994